Interview de Jean-Guilhem Xerri, Psychanalyste, coach et superviseur. Jean-Guilhem est ancien interne des Hôpitaux de Paris, et exerce des responsabilités dans l'environnement hospitalier et associatif. Il est passionné par l'enseignement des Pères du désert, qu'il a beaucoup approfondi ces dernières années...
Pourquoi s’intéresser à l’acédie, et comment la définir ?
J’ai découvert l’acédie à travers les enseignements des Pères du Désert. Pour eux, c'était une des maladies spirituelles majeures, et il me semble qu'elle n'a jamais été aussi actuelle.
Notre société est particulièrement touchée par deux des grandes maladies évoquées par les Pères du Désert : les addictions, un phénomène largement reconnu par les scientifiques qui considèrent que nous vivons une véritable épidémie d’addictions, notamment comportementales, et l'acédie, un phénomène majeur mais moins identifié car elle est moins connue et plus difficile à identifier.
L'acédie peut être décrite comme une atonie de la vie intérieure, une sorte d’anesthésie de l'âme. Pour se la représenter, on peut imaginer un bateau qui aurait perdu sa quille, se laissant ballotter au gré des vagues sans direction fixe. Cette instabilité se manifeste par un comportement excessif, oscillant entre le minimalisme et le maximalisme. Cette perte de vitalité spirituelle empêche les individus de trouver un juste équilibre dans leur manière de vivre.
L'acédie peut être décrite comme une atonie de la vie intérieure, une sorte d’anesthésie de l'âme.
Quels sont les symptômes qui permettent de diagnostiquer cette maladie spirituelle ?
On peut se référer aux enseignements des Pères du Désert qui décrivent cinq symptômes principaux de cette maladie spirituelle :
L'instabilité, qui se caractérise par un désir constant de changement, affectant tous les aspects de la vie sans jamais trouver de satisfaction durable.
Un rapport au travail déséquilibré, excessif ou aversif. Et on constate dans notre société un grand nombre de personnes en recherche d’emploi d’un côté, et de l’autre de plus en plus de travailleurs épuisés au point de faire un burn-out.
Un souci excessif du corps : jamais nous ne nous sommes autant souciés de notre santé et de notre bien-être.
Une attitude accusatoire : une tendance à blâmer les autres et à « chercher le coupable », souvent amplifiée par les médias et la recherche d'un bouc émissaire.
Une recherche permanente de distraction : une consommation massive de divertissements tels que les réseaux sociaux, les loisirs en ligne, illustrant une fuite devant le vide intérieur ou les difficultés de la vie.
Ces symptômes, pris ensemble, caractérisent une tendance de notre société, mais peuvent aussi affecter une communauté religieuse ou une paroisse, ou encore les individus à un niveau personnel. Il est crucial de comprendre qu'un seul symptôme ne définit pas l'acédie, mais leur présence collective, sur fond de sentiment de lassitude et de perte de vitalité intérieure, attire l'attention sur cet état acédiaque.
Comme pour l'addiction, l'acédie n'est pas simplement une mauvaise passe ou un coup de blues. Elle indique une atteinte profonde de la vitalité spirituelle, nécessitant un regard extérieur pour être diagnostiquée et une aide pour en sortir.
Il est crucial de comprendre qu'un seul symptôme ne définit pas l'acédie, mais leur présence collective, sur fond de sentiment de lassitude et de perte de vitalité intérieure, attire l'attention sur cet état acédiaque.
Comment se manifestent ces symptômes à l’échelle d’une paroisse ou d’une communauté religieuse ?
Au sein d'une paroisse ou d'une communauté religieuse, quelques points d’attention peuvent alerter.
Tout d’abord, l'anesthésie spirituelle peut se manifester par un sentiment général de découragement, de lassitude face à la mission, d'ennui. Cette atmosphère d'abattement spirituel entrave la dynamique et l'élan missionnaire de la communauté, laissant ses membres dans un état d'inertie spirituelle, incapables de trouver joie et motivation dans leur engagement.
Du côté des symptômes, l'attitude accusatoire peut se manifester par les divisions de nos communautés, autour de différentes orientations théologiques ou liturgiques. Cette polarisation crée des "camps" qui renforcent l'isolement et l'accusation mutuelle, plutôt que l’unité et la compréhension mutuelle.
La recherche de "distractions" pourrait s’illustrer par une sorte de focalisation sur les activités de la paroisse et leur enchaînement plutôt que sur l’approfondissement d’une relation authentique et nourrissante avec le Christ : l'essence de la rencontre avec le Christ serait alors négligée au profit d'un activisme vide.
L'obsession de la "santé" de la communauté serait quant à elle une préoccupation excessive pour le bien-être et la préservation de la communauté, une sorte d’entre-soi au détriment de la mission essentielle d'être missionnaire et ouvert aux autres, en particulier aux plus fragiles.
Cette atmosphère d'abattement spirituel entrave la dynamique et l'élan missionnaire de la communauté, laissant ses membres dans un état d'inertie spirituelle, incapables de trouver joie et motivation dans leur engagement.
Quels remèdes collectifs, en curatif ou en préventif ?
Plusieurs remèdes peuvent être envisagés : ces conseils s'inspirent de la sagesse ancestrale des Pères du Désert, adaptés à notre contexte contemporain.
La persévérance : À l'image d'un cycliste qui ne s'arrête pas dans l'ascension du Mont Ventoux, il est crucial de ne pas se décourager face aux difficultés. Cette endurance spirituelle rappelle le conseil de saint Ignace de Loyola de ne jamais prendre de décision importante en période de désolation.
Vivre dans l'ici et maintenant : vivre "chaque jour comme s'il était le dernier", comme l’exprimaient les Pères, permet de mettre de l'intensité dans nos vies, sans se laisser accabler par les soucis du lendemain.
S'engager dans des activités concrètes : pour sortir de la paralysie induite par l'acédie, il est recommandé de s'impliquer dans des activités qui ont un début et une fin, et qui sollicitent le corps. Que ce soit le tricot, le sport, ou toute autre activité manuelle, ces tâches aident à se reconnecter avec le réel et ainsi sortir du pur « cérébral » dans lequel est enfermée la personne atteinte d’acédie.
Prendre de la distance avec les influences négatives : il est important d'éviter les sources de pessimisme ou de découragement, telles que les nouvelles anxiogènes ou les réseaux sociaux catastrophistes. Il ne s’agit pas de se voiler la face mais de ne pas en rajouter !
Se faire accompagner : reconnaître que l'on traverse une période d'acédie est le premier pas vers la guérison, mais il est souvent nécessaire de chercher un accompagnement pour en sortir quand la maladie est ancrée.
En cette période de carême, peut-on s’appliquer ces conseils en préventif ?
L'application préventive de ces conseils peut être particulièrement bénéfique : ils constituent une base solide pour maintenir un équilibre intérieur.
L'Église, en tant que corps composé d'hommes et de femmes vivant dans le monde, n'est pas à l'abri des influences de la société. Si notre société est marquée par l'acédie, il est logique que nous, en tant que membres de cette société, soyons susceptibles d'être affectés par ce mal spirituel.
À une époque où la distinction entre le spirituel et le psychologique n'était pas aussi marquée, les Pères du Désert, à la fois sages, psychologues et guides spirituels, offraient une approche intégrale de l'être humain, avec ses dimensions corporelle, psychologique et spirituelle.
Dans le contexte actuel, où l'on tend à séparer strictement et à juste titre l'accompagnement thérapeutique de l'accompagnement spirituel, il est important de se rappeler l'unité fondamentale de notre être. Les conseils des Pères du Désert, en embrassant ces différentes dimensions, nous rappellent l'importance d'un regard intégral à porter sur chacun.
Ainsi, en cette période de carême, il est non seulement approprié mais aussi recommandé d'appliquer ces conseils, pour renforcer notre résilience face à l'acédie et favoriser un renouveau spirituel profond.