Arnaud Bornens et Nicolas Mathieu sont coachs Talenthéo et formateurs en approche systémique et stratégique en entreprise. Nous les avons interrogés sur la systémie, cette science de la relation.
Qu’est-ce que la systémie ?
La systémie dans le monde des sciences humaines a émergé dans les années 1950. C’est une façon de penser le monde par le prisme de la relation. Ce n'est pas un outil d’intervention mais une lecture du monde sous l’angle de la relation. Par conséquent la systémie est un paradigme qui concerne l’ensemble des champs de la connaissance (le droit, l’économie, l’écologie, la physique, la biologie… et bien sûr la psychologie)
« Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui » Paul Ricoeur
Appliquée aux sciences humaines qui sont les nôtres, la conséquence de cette définition relationnelle consiste à poser comme prédicat que ce ne sont pas les personnes qui dysfonctionnent mais que ce sont les relations. C'est une invitation à passer d'une perspective ontologique à une perspective relationnelle. Ça ne veut pas dire que la question de l'Être n'est pas intéressante mais on présuppose qu'il est plus utile et pertinent de poser la question de l'Être depuis la question de l’Autre. Dans la systémie, je n’existe pas en tant qu'être isolé, j’existe par rapport à Autrui, c'est l’expérience de l’altérité qui me donne mon identité. Cette identité est à la fois relationnelle et contextuelle, elle est la propriété émergente du kaléidoscope de toutes les relations et des appartenances qui sont les miennes. Ce qui est important pour nous va être la compréhension des contextes dans lesquels les personnes se trouvent qui vont les amener à développer certains comportements qui peuvent être dommageables ou pas.
En quoi une lecture systémique aide-t-elle à sortir de l’impasse ?
“Ce que je dis et ce que je fais est induit par le contexte relationnel dans lequel je me trouve.”
D'un point de vue pratique, l'enjeu sera pour un intervenant de garantir des contextes relationnels dans lesquels ce qui se passe habituellement et qui provoque un problème ne puisse plus se produire comme avant. En d'autres termes on ne résout pas un problème en systémie, on le dissout, c'est-à-dire qu'on garantit des contextes dans lequel le problème n'existe plus. Pour cela, techniquement, on va demander aux personnes : "qu'est-ce que vous dites, qu'est-ce que vous faites ?". Parce qu'en fonction de ce que vous dites et de ce que vous faites (c’est-à-dire en créant un contexte de communication spécifique), vous induisez des comportements positifs ou négatifs chez les personnes qui vous font face.
Face à une difficulté donnée, j’active des solutions ayant déjà fonctionné dans un contexte analogue et la plupart du temps ça marche plutôt pas mal. Ce fonctionnement heuristique nous permet de survivre. Dans certains contextes suffisamment singuliers ou différents de ce que je connais, les solutions habituelles pour moi, une fois activées, ne me permettent pas de dépasser la difficulté ; pire encore, au bout d’un certain temps, ce sont les solutions que j'applique pour résoudre la difficulté qui, non seulement créent un problème, mais le maintiennent et l'alimentent. Ce qui nous amène à dire que le problème, ce sont les tentatives de solutions que j’utilise pour dépasser une difficulté dans un contexte donné. Le mouvement stratégique pour sortir de cette impasse va alors consister à arrêter d'utiliser les solutions devenues obsolètes.
On dissout une impasse en deux mouvements : le premier mouvement est un changement de représentation pour amener la personne à voir la problématique sous un angle nouveau ; le deuxième est l'arrêt des tentatives de solutions. Car, à une représentation donnée du monde, correspond un registre comportemental donné. Si je change ma représentation, je peux abandonner mes tentatives de solution et m’ouvrir à un registre de comportements plus adapté à la situation.
Pourquoi parle-t-on de crise systémique sur le rapport de la CIASE ?
Le phénomène dénoncé par la CIASE dépasse la singularité d’une situation isolée et relève plus largement d’un dysfonctionnement global de gouvernement et de l’ensemble des relations au sein du système ecclésial. Tout membre de l'institution ecclésiale et de l'Eglise au sens plus large du terme est concerné par le sujet parce qu'il a participé à sa mesure à la possibilité d'un contexte relationnel qui a rendu possible ces abus. Toutefois, nous sommes tous responsables mais non coupables. La culpabilité touche le passé (et donc la faute), en revanche la responsabilité touche le présent en envisageant les conséquences relationnelles futures. Se responsabiliser, c’est s’offrir la liberté d’un changement salvateur.
“La question que chacun doit se poser aujourd'hui est : maintenant que je sais ce qu'il s'est passé, comment est-ce que je serai attentif demain à ce que cela ne puisse pas se reproduire et qu'est-ce que je mets en place ?”
Cela nous amène à envisager la systémie comme une éthique de la relation et de la responsabilisation. Si l'on se positionne en victime ou en passif non concerné, on subit sans pouvoir changer, voire on cautionne. C'est en redevenant acteur que l'on peut changer les choses. L'approche systémique est toujours une proposition de responsabilisation qui se conjugue au présent en envisageant les conséquences relationnelles futures. Il faut préciser qu’elle est fondamentalement non normative : l'intérêt n'est jamais de savoir si les personnes font bien ou mal quelque chose, la question est “est-ce que ça fait souffrir ?” Pour amener les personnes à retrouver un statut d'acteur, il va donc falloir les amener à toucher les conséquences relationnelles de ce qu'elles font et disent ou ne font pas et ne disent pas.
Vous êtes souvent intervenus à la demande de diocèses ou de communautés, pourriez-vous nous partager des exemples de transformations ?
Nous sommes récemment intervenus au Séminaire français de Rome et intervenons dans le cycle 2 de l’Institut Talenthéo pour former à l'approche systémique dans l'exercice du gouvernement. Nous invitons les participants à passer du niveau logique de la morale à un regard sur la mécanique relationnelle à l'œuvre dans les groupes humains : apprendre à regarder comment cela fonctionne. C’est une invitation à une posture de phénoménologue.
On peut aussi rappeler à titre d’exemple notre intervention au sein du diocèse de Reims au cours des années 2019 et 2020. Depuis quelques années, ce diocèse a choisi d'effectuer un changement profond d'organisation en configurant le diocèse non plus en paroisses mais en pôles missionnaires sur un territoire, les prêtres n’étant plus attachés à une paroisse. La proposition de valeur est une proposition de responsabilisation de chacun des acteurs y compris des fidèles laïcs qui vont devoir se déplacer plus loin pour vivre un temps communautaire à l'intérieur duquel aura lieu la messe du dimanche. Le prêtre est invité à faire du porte à porte en semaine, il devient ainsi un disciple-missionnaire qui suscite d'autres disciples-missionnaires. On entre dans un processus de croissance spirituelle. Il a également fallu repenser les relations avec les laïcs en responsabilité sur les territoires pour déléguer des responsabilités et non des tâches. L’objectif était de les amener à redéfinir les modalités de collaboration relationnelle entre eux pour laisser émerger une nouvelle culture pastorale. Pour cela, il nous a fallu les amener à modifier leur représentation du prêtre en paroisse et à revisiter ce qu'est une pastorale en mouvement et non une pastorale en attente. Nous avons également travaillé à une confrontation des représentations de chacun : qu'est-ce qu'une pastorale, un curé, un laïc engagé...
Pour en savoir plus sur la systémie :
Arnaud Bornens et Nicolas Mathieu, La logique de l'acouphène - Petit traité de développement relationnel, éd. Enrick B. Editions
Jean-Jacques Wittezaele et Teresa Garcia-Riviera, À la recherche de l'école de Palo Alto, éd. Points Essai